Regina Daghman (Yallä Store) : « L’une des clés de la réussite dans la seconde main, c'est de générer un réseau et de fédérer »
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Regina Daghman est de cette nouvelle génération de commerçants qui fait de la seconde main la plus excitante façon d’acheter de la mode. Cette parisienne aux origines libanaises a dépoussiéré le concept du dépôt-vente avec un sens aiguisé de la mode et de l’événementiel. En novembre, elle et son associé ont ouvert une troisième boutique Yallä Store. Une nouvelle adresse qui, comme les deux autres, repense la ligne éditoriale d'un type de commerce né à la fin du XIXe siècle.
FashionUnited s'est entretenu avec Regina Daghman pour parler de curated vintage, de ses clientes, de ce qui fait la réussite de son business et du fonctionnement interne d'un dépôt-vente.
Tout d’abord, qu’est-ce que Yallä Store ?
Regina Daghman : On a créé Yallä Store avec mon associé, Mr Kayz, à la sortie du covid. J'étais dans le milieu de l’événementiel et de la communication et j'ai profité de mon licenciement lié au Covid pour me consacrer au développement de ce projet que nous avons monté ensemble. Il s’agit de dépôts-ventes, un modèle économique très spécifique où l'on vend essentiellement en physique de la seconde main issue des dépôts – on fait très peu de online.
Une troisième boutique vient d’ouvrir dans le 9e arrondissement parisien. En tant qu’indépendant, comment passe-t-on d’un point de vente à 3 en un peu plus de trois ans ?
Quand on a ouvert la première, on avait déjà un plan : l’idée était de pouvoir commencer avec un point de vente et d’en ouvrir d’autres dans la foulée. Ce qu’on a su faire, c’est de répondre aux opportunités de financement et de locaux qui nous ont été adressées. Tout s'est aligné et on a pu ouvrir deux autres boutiques en trois ans, un laps de temps assez court.
À quoi ressemble la clientèle de Yallä Store ?
Notre spécificité tient au fait qu'on ouvre des boutiques impliquées dans les vies de quartier, avec des emplacements qui font qu'on va générer du trafic local. Notre clientèle est donc diverse et varie en fonction de l'arrondissement dans lequel sont implantées les boutiques. On va ainsi avoir beaucoup de voisinages, de gens de passage et quelques touristes en fonction aussi des moments de l'année. Par exemple, dans le 18e, il y a beaucoup de gens du coin ; dans le 10e, idem ainsi qu’un peu de touristes ; dans le 9e, la boutique n’a que 15 jours mais on se rend compte que l’on reçoit pas mal de touristes. Et, de manière générale, on a désormais énormément de clientes habituées.
Cette clientèle a-t-elle évolué avec l'explosion du marché de la seconde main ?
En fait, la première boutique a servi à mener une pédagogie autour de la seconde main. Nous avons modernisé le concept pour le rendre plus contemporain en essayant de montrer que c'était quelque chose qui avait vocation à se démocratiser avec des produits de bonne qualité et pas trop chers. Entre-temps, les gens, même les plus réfractaires, s'y sont intéressés. À mesure que la connaissance de la seconde main a évolué, les mentalités aussi. Nous, notre clientèle est sensiblement la même, mais les gens sont désormais mieux informés sur les prix, les matières, sur ce qu'on peut trouver dans un dépôt-vente ou une friperie.
Comment s’exprime le comportement d’achat propre à la seconde main chez Yallä Store ?
Quand ils entrent dans notre boutique, les clients ne viennent pas avec une idée en tête. Et quand ça arrive, ils ne repartent jamais avec ce qu'ils étaient venus chercher. C’est donc aussi comme ça qu’on les accueille, en leur disant de ne pas hésiter à fouiller, à regarder partout. Chez nous, c'est comme un musée dans lequel tu peux tout toucher. Côté merch' : on a tout établi par couleur, c'est toujours bien rangé, ça sent bon, du coup, les gens entrent. On les met dans une certaine dynamique de shopping qui est assez intuitive. Ils regardent un peu tout, puis sortent des pièces en se disant par exemple : « Ah, mais c'est super beau. C'est Pimkie. Je n'aurais jamais cru que Pimkie faisait des trucs comme ça. En plus, c'est que 25 balles. Super, je le prends. » Ou bien : « Bon, c'est un peu cher, mais ce mois-ci je n'ai pas beaucoup dépensé, je vais me faire un kiff et prendre cette pièce qui dure. » Environ 80 % des gens qui entrent viennent juste fouiller, regarder ce qu'on a et les nouveautés, soit parce qu'ils connaissent, soit parce qu'ils passent par hasard et se disent « Il y a tous les prix, c'est super, je vais regarder partout ».
Toute mon équipe est formée pour l'accueil de la clientèle. Nous adoptons une approche rare dans le domaine du commerce physique : on explique où les gens sont. Ça ne dure pas longtemps, on leur dit juste : « Ici c'est un dépôt-vente, vous avez de 20 à 2 000 euros, n'hésitez pas à fouiller. On peut vous aider mais vraiment, laissez-vous aller ». Tout ça avec une expérience qui est haut de gamme mais à tous les prix.
« On nous dit souvent que notre démarche fait très new-yorkaise ou berlinoise. »
C’est une approche encore peu répandue en France…
Pour la petite histoire, mon associé Mr Kayz a des origines américaines et moi libanaises. Cette double culture nous donne une manière un peu inédite de voir les choses. On a tous les deux grandi en France et on est très imprégné de la culture parisienne notamment – on a grandi et évolué à Paris –, mais on a aussi ce truc culturel de l'accueil, de l'hospitality. On nous dit souvent que notre démarche fait très new-yorkaise ou berlinoise. Devant le shop, il y a un petit banc, des plantes, une table, on offre parfois le café à nos clients, si les nanas sont cool et que c'est l'heure de l'apéro, on leur propose un verre. Même si on ne dépense pas, je veux que l’on se souvienne d’être venu chez nous. Et ça marche bien, les avis Google sont dithyrambiques.
Les prix de ventes vont donc de 20 à 2 000 euros, de Pimkie à Dior. Comment l’offre s’organise-t-elle ?
On est sur le modèle économique du dépôt-vente et j'apporte aussi du stock de la chine, on peut être sur 60-40%, parfois 80-20%, cela dépend aussi des arrivages, mais la plus grosse partie sera toujours du dépôt-vente. Lorsque les gens prennent rendez-vous, on leur dit « peu importe les marques, l’important est d’avoir des produits de saison en bon état ». Ce qui nous laisse un truc assez wide pour choisir. On sélectionne ensuite selon l'ADN des boutiques, sachant qu’il y a un ADN commun aux trois mais que chacune va avoir sa sélection en fonction du quartier dans lequel elle est implantée.
« On fait du curated vintage, cela signifie que c'est comme une galerie d'art pour les vêtements, sans être exclusif au sens littéral. »
Quoi qu'il arrive, même si le produit vient de Zara, ça sera toujours pointu. Ça ne va jamais être random, même si c'est 15 balles, ça sera toujours une pièce qu'on a sélectionnée avec soin. On fait du curated vintage, cela signifie que c'est comme une galerie d'art pour les vêtements, sans être exclusif au sens littéral. Je ne veux pas que les gens se disent « Je ne vais pas rentrer, c'est trop cher ». Justement, rentrez chez nous, vous allez voir que tout est possible. Que tu dépenses 20 ou 2 000, tu recevras le même traitement.
On a des produits qui viennent des collections actuelles, d’autres de l'année passée et aussi des choses très inédites. Parfois, on reçoit aussi des samples parce qu'il y a des gens de la mode qui viennent déposer et puis du vintage toujours aussi en excellent état. On propose également de faire des retouches si besoin. On est d’ailleurs en train de développer un service de restauration de sacs. On essaie de mettre en place une offre intégrée.
Concrètement, comment un dépôt-vente organise la cadence de son offre et ses réassorts ?
On fait du réassort tous les jours et avons un système de calendrier en ligne que les gens peuvent utiliser à leur guise et qui permet d'avoir un rendez-vous directement dans la boutique choisie. Nous nous laissons toujours une marge pour ajouter des rendez-vous quand on a besoin de stock supplémentaire. On a donc chaque jour des nouveautés et toujours un peu de stock d'avance. Si quelqu’un arrive avec 30 pièces incroyables, nous allons un peu temporiser sur les dépôts suivants puisqu'on a beaucoup de stock.
Les pièces restent deux mois chez nous, cela permet de faire tourner. La personne qui a déposé a deux solutions pour récupérer son gain : soit elle utilise une cagnotte à dépenser sans limite dans nos boutiques et qu'on va abonder de 15%, soit, elle récupère un chèque à la fin du dépôt d'un montant de 45% des ventes. Nous, on prend 55% parce que nous payons la TVA. Avec nos charges déduites, on se rapproche plus d'un 50-50. On remarque qu'il y a une réelle envie de vouloir gagner de l’argent de la part des gens. C’est parfois un complément de revenu et certaines personnes dépendent de nous. On a des gens qui déposent dans les trois shops tous les mois.
Pour revenir à toi, comment t’es-tu formée ?
Je suis totalement self-made. J'ai aussi des parents qui sont issus du milieu du textile. Mon père, qui est issu de la diaspora libanaise, faisait les marchés parisiens où l’on vendait des vêtements. C’est là, à 10 ans, que j'ai vraiment développé ce goût du commerce. À l’époque, je prenais ça pour un jeu. Ma mère a aussi toujours été une très grande friande de belles pièces.
Professionnellement, j'ai été un couteau suisse. J'ai essayé plein de choses mais l'essentiel de ma carrière concerne la communication, l'événementiel. Lorsque mon associé et moi avons créé le shop, on a vraiment appris « sur le tas », nous avons beaucoup peaufiné notre offre, notre tarification. Je me suis énormément intéressée au textile, à la mode, aux tendances. J'ai creusé mon sujet : les matériaux utilisés, ce qui est qualitatif, comment reconnaître du vintage, du contemporain, les étiquettes, les types de colle, les types de manches, etc. Je me suis auto-formée. Après, on a tellement de pièces entre les mains que chaque jour est l'occasion d'avoir des cas pratiques. En l'espace de quasiment 4 ans, j'ai multiplié par dix mes connaissances en textile.
Échanges-tu avec d'autres professionnels du milieu ?
Je me suis présentée à mes confrères et à mes consœurs dès le début parce que je considère qu'il n'y a pas de concurrence. Il y a à manger pour tout le monde et on a tous un créneau spécifique. Les chineurs de vêtements ont par exemple chacun leur identité. Nous, on a notre identité et elle est très spécifique. Si tu veux faire exactement la même chose, libre à toi, mais ce ne sera jamais comme nous. Récemment, on a créé « Les rencontres de la seconde main » avec une créatrice de contenu qui s'appelle Sans Neuf with Hajar. On a fait deux éditions durant lesquelles on a invité des commerçants physiques, des commerçants online, des chineurs de vêtements, des marques vintage, des créateurs d'événements, des créateurs de contenu. Le but était de faire du networking, de se rencontrer les uns les autres et de pouvoir échanger parce que finalement, ça peut être un domaine très solitaire. On essaye de développer ce concept.
« Je pense que l’une des clés de la réussite de la seconde main, c'est de générer un réseau et de fédérer. »
On voudrait aussi proposer des formations, des talks, des Q&A pour savoir créer une boutique, connaître les difficultés. On va essayer de mettre ça en place pour générer du flux d'informations dans le domaine et ne pas rester dans « chacun fait son petit truc ». Je pense que l’une des clés de la réussite de la seconde main, c'est de générer un réseau et de fédérer.
Et comment travaille-t-on la désirabilité chez Yallä Store ?
Je dirais qu’on propose un package : la partie physique et la partie réseau social. Sur la partie physique, on a le sens du détail : la musique, les odeurs, la manière de ranger, de présenter les produits, le merchandising, la sélection, le service, parfois, on t'offre du café. La désirabilité, c'est tout ça. D'autre part, je forme mon staff en permanence et fais de l'audit dans les boutiques. Je vais voir ce qu'ils prennent et à quel prix. Je repasse tout le temps pour voir s'ils sont bien au fait de ce qui convient chez nous. Le résultat est donc toujours ultra quali'.
Sur les réseaux sociaux, on s'applique dans les contenus que l’on fait : ce sont des choses très esthétiques et dans lesquelles, en même temps, tu arrives à te projeter. On publie des photos un peu édito mais aussi des stories où l'on montre nos arrivages à la main pour que tu puisses aussi te dire « Cool, c'est que 20 euros, peut-être que je pourrais me le permettre ». On essaye de montrer un peu toute l'amplitude des choses que l'on propose – ce n'est pas évident, car il y en a beaucoup. On essaye d'être généraliste tout en gardant notre spécificité qui est très pointue.
Aujourd’hui, combien de personnes travaillent chez Yallä Store ?
On a deux personnes par boutique. Plus nous deux, les associés, sachant que mon associé a des occupations musicales qui sont très prenantes. Moi, je fais vraiment le pilotage, l'audit, tout l'administratif, le management. Il y a également une freelance par boutique qui sont aussi des marques vintage. Dans le 10ᵉ, la marque résidente est @allure_archives, dans le 9ᵉ, c’est @meshmoosh, et dans le 18ᵉ, c'est @thebord3rl1ne. J'ai également des apprentis.
Comment ce type de collaboration s’organise-t-il ? Ces résidences ont-elles une période limitée ?
Pour l'instant, c'est indéfini. En fait, ce sont des freelances avec qui je travaille depuis un moment et comme elles sont sur mes points de vente, on travaille un peu les unes avec les autres. Elles ont des occupations de responsables de boutiques, de management, et à côté de ça, elles proposent chez moi leurs produits. C'est important pour moi d'avoir des collaboratrices qui font la même chose, qui sont aussi dans le domaine et que je forme – car elles étaient juniors quand elles sont arrivées.
Côté recrutement, y a-t-il eu des difficultés ?
Oui, au début, il y a eu des ratés. Et plus notre offre s'est précisée, plus nos recrutements se sont clarifiés. Là, on n'est pas loin de la perfection. Franchement, l'équipe est du tonnerre.
Quelles sont les compétences absolument nécessaires pour être un bon vendeur de seconde main ?
Pour être un bon vendeur de seconde main, il faut aimer les gens, la mode et la diversité parce qu'on a vraiment des activités de stylisme. Pour moi, un vendeur, c'est un styliste, il habille les gens. Si quelqu'un vient sans connaître sa taille, ni les matières, à ce moment-là, il s’agira de stylisme. Si au contraire la personne se connaît des pieds à la tête, ça sera plutôt une activité de conseil avec un peu plus en retrait. Mais pour moi, les vendeurs sont des stylistes. D'ailleurs, ma community manager et moi sommes aussi stylistes à côté, pour des artistes, des éditos. Je travaille aussi avec beaucoup de magazines.
« On se rend compte que le dépôt-vente est un modèle économique très bon et vertueux. »
La seconde main est en plein boom. Comment vois-tu l'avenir de ce marché ?
Je pense que ça va être une multiplication de points de vente et de marques, mais – et je me sens moins concernée par ça car nous dépendons des particuliers et on a une demande qui est constante – devenir une marque vintage peut être difficile, car il y a de moins en moins de belles pièces disponibles. C’est là où on a notre carte à jouer avec un arrivage direct qui vient à nous avec des pièces hyper contemporaines. C'est le plus du dépôt-vente. À l'avenir, à mon avis, il y aura toujours les gros fripiers – type Guerrisol ou KiloShop –, ainsi que quelques boutiques indépendantes – bien que beaucoup ont déjà fermé et que cela reste précaire de nouvelles ouvrent -, et j’ai remarqué que depuis que nous avons ouvert un dépôt-vente, de nombreux autres ont vu le jour. On se rend compte que c’est un modèle économique qui est très bon et vertueux. À présent, le dépôt-vente est devenu moderne, stylé, on fait des événements, des DJ set. Il y a une nouvelle ligne éditoriale sur le dépôt-vente.
Des défis à relever pour l’avenir ?
Bien entendu la seconde main dépend de la première main chez qui les prix augmentent. Nous nous efforçons de plafonner nos prix. On fait partie des dépôts-ventes les moins chers de Paris. Là où réside notre difficulté est donc de réussir à conserver des prix cohérents avec ceux du marché. Nous n'avons pas augmenté nos prix depuis quatre ans, nous les avons simplement ajustés.
Quelle suite pour Yallä Store ?
J’ai les yeux tournés vers l’international. Mais, pour l’instant, je laisse un peu grandir tout ça, avec de beaux partenariats, une offre qui se développe, la partie événementielle.
Un acteur de la seconde main qui t'inspire ?
Re Love, à San Francisco, dont j’aime beaucoup la DA et la manière de présenter les vêtements ainsi que leur curation.