L'appropriation culturelle dans la mode peut-elle être évitée ?
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Appropriation culturelle : une formule de plus en plus utilisée ces dernières années mais dont la pratique remonte à bien plus longtemps. Le musée néerlandais Kunstmuseum Den Haag s’intéresse au phénomène dans sa nouvelle exposition « Global Wardrobe - the world fashion connection », et le sujet est également fréquemment abordé lors de discussions sur la diversité et l’inclusivité dans le monde de la mode. Mais qu’est-ce que l’appropriation culturelle ? Où placer la limite entre appropriation et appréciation ? Et comment peut-elle être évitée ?
Tout d’abord : qu’est-ce que l’appropriation culturelle ? Dans son communiqué de presse, le Kunstmuseum Den Haag en parle comme d’une « copie » d’autres cultures, souvent sans référence correcte à la source. Lors d’une conférence à la Digital Fashion Week Europe en juillet dernier, l’écrivaine, conservatrice et activiste Janice Deul a décrit le phénomène comme l’utilisation de symboles d’autres cultures uniquement pour des raisons esthétiques sans tenir compte de la signification des objets. Généralement, cela implique également l’utilisation d’éléments de cultures marginalisées.
Ces dernières années, les maisons de couture et les marques ont souvent été critiquées pour avoir utilisé des symboles, des imprimés et des vêtements d’autres cultures. On pense ainsi aux exemples récents d’Isabel Marant et de Louis Vuitton. En 2020, le Mexique a accusé la créatrice de mode Isabel Marant d’avoir exploité commercialement plusieurs modèles indigènes traditionnels mexicains dans une collection. La créatrice avait déjà été accusée sur ce même sujet en 2015. Peu de temps après, Isabel Marant s’est excusée pour l’appropriation culturelle des motifs. La créatrice a admis que les motifs Purepecha ont effectivement été utilisés comme source d’inspiration et qu’à l’avenir, elle « honorera les sources d’inspiration utilisées ».
En 2021, après des critiques sur les réseaux sociaux, Louis Vuitton a retiré du site Internet un foulard inspiré du keffieh palestinien. Le keffieh est considéré comme un symbole du nationalisme palestinien. Le motif noir et blanc traditionnel du Keffieh a été changé en bleu et la marque a incorporé son propre monogramme dans l’écharpe. Le prix ? 705 dollars. En outre, le timing de l’article était malheureux : au même moment, plusieurs attentats à la bombe avaient eu lieu en Palestine.
Mais les exemples remontent bien plus loin. En 1994, Karl Lagerfeld avait utilisé un verset du Coran comme imprimé sur un corset dans la collection estivale de Chanel. La marque s’est excusée et Lagerfeld a déclaré qu’il pensait que le vers était un poème d’amour indien inspiré du Taj Mahal. Chanel avait alors promis de brûler les trois robes concernées.
Dans la nouvelle exposition, accessible du 9 octobre au 16 janvier 2022, le Kunstmuseum montre que pendant longtemps, il était normal d'utiliser des vêtements, des costumes traditionnels et des symboles d'autres cultures sous couvert d'« appréciation et d'inspiration ». Par exemple, le « Japanese rock », une robe de chambre, qui était portée par les hommes riches au XVIIe siècle et était considérée comme un symbole de statut social. Ou encore, le foulard Cachemire et le turban. Il arrivait aussi que des vêtements arborés par un homme en Inde ou en Chine, par exemple, soient portés par une femme européenne. Dans les années 1920, de nombreuses femmes d'Europe occidentale portaient un manteau pour hommes en provenance de Chine qui leur servait de manteau de soirée. Il était « apprécié pour l'artisanat, les décorations et la splendeur des couleurs, mais très probablement sans la compréhension du symbolisme de la broderie chinoise », fait remarquer un rapport du Kunstmuseum. Les années 1970 étaient aussi riches d'appropriations culturelles avec notamment des vêtements d'Afghanistan portés par les hippies. L'appropriation culturelle dans la mode remonte donc à bien plus loin qu'on ne le pense, mais la formule n’était tout simplement pas employée.
L'appropriation culturelle « ne peut être évitée qu'avec la coopération »
Là où un ministre de la Culture (Alejandra Frausto du Mexique) écrit une lettre à une marque, un autre choisit de vendre les licences incluant, par exemple, leur nom ou les modèles connus et réclame les revenus de licence aux maisons de couture. Autre cas : les Masaï, une tribu africaine qui vit en Tanzanie et au Kenya avait inspiré en 2011 Kim Jones, qui a passé son enfance au Kenya. Pour ses débuts chez Louis Vuitton, le directeur artistique avait utilisé des imprimés liés à la culture masaï. Cela n'est pas la première fois que le nom ou les imprimés des Masaï sont utilisés dans la mode.
Deux ans avant les débuts de Kim Jones chez Louis Vuitton, neuf anciens de la tribu ont décidé de former une organisation appelée Masaï IP Initiative Trust Ltd (MIPI) en guise de défense. MIPI prend en main leur patrimoine culturel et lance un processus clair et professionnel qui permet à ceux qui utilisent leur culture à des fins commerciales de demander une licence. Les bénéfices des licences devraient aider à soutenir la communauté masaï dans les domaines de la santé, de l'éducation et du rachat du droit à l'eau et à la terre pour faire paître les animaux. FashionUnited a contacté MIPI afin de savoir si le projet avait une réussite, mais le mail est, jusqu’à présent, resté sans réponse.
Est-il possible de poursuivre en justice lorsqu'une communauté fait l'objet d'une appropriation culturelle ? FashionUnited a posé la question à Nine Bennink de Köster avocat à Haarlem. Selon Bennink, il existe une option procédurale en matière d'appropriation culturelle. Il s'agit du droit d'auteur. « La plupart des communautés n'ont pas enregistré de marque, mais le droit d'auteur existe au moment où quelque chose est conçu, sans enregistrement. » Les communautés pourraient donc porter plainte et gagner, estime l'avocat. Un tel procès est tout sauf souhaitable pour les maisons de couture. « Pour une maison de mode, perdre la face a un coût bien plus élevé que d’offrir une compensation à la communauté concernée ou de payer des frais de licence ». Le coût d'une telle licence reste encore une zone grise. Ce dont Bennink est sûr, c'est que les maisons de couture commencent à être beaucoup plus prudentes vis-à-vis du patrimoine culturel, notamment parce qu'il nuit à la réputation et au fait que les communautés peuvent réellement gagner devant les tribunaux. « Le droit d'auteur est un outil permettant aux communautés de résoudre un problème social (...) Mais la pression sociale et la possibilité de se couvrir de honte, de ridicule et d’être humilié, sont en fait aussi des outils puissants », car il n'y a pas de norme pour cela.
« Une collaboration d’égal à égal est le seul moyen d'empêcher l'appropriation culturelle dans la mode »
Le seul vrai moyen de lutter contre l'appropriation culturelle ? Il y a plusieurs méthodes. Tout d'abord, le patrimoine d'autrui n'est pas destiné à être simplement copié pour des raisons purement esthétiques. Deuxièmement, si l'on veut faire usage du patrimoine culturel, il est important que l'on connaisse la signification et le contexte des éléments et que l'on les traite avec respect. Il serait utile que les designers et les marques racontent l'histoire de ces éléments et transmettent ces connaissances au public. En outre, et peut-être est-ce le point le plus important, des partenariats égalitaires peuvent être conclus avec une communauté où l'artisanat est exécuté localement et, bien sûr, payé équitablement, souligne le Kunstmuseum.
Il est donc temps de transformer l'appropriation culturelle en appréciation culturelle, à travers laquelle l'utilisation du patrimoine d'autrui est prise en compte, un juste prix est payé pour son utilisation et les designers et les porteurs de projet explorent le patrimoine d'un élément. Cela signifie-t-il que les créateurs et designers ne doivent chercher l'inspiration qu'au sein de leur propre héritage ? Certainement pas. Le monde de la mode est-il capable de s’améliorer ? Absolument.
Cet article a initialement été publié sur FashionUnited.nl. Il a été traduit et édité en français, depuis l’anglais, par Julia Garel.