Sonia Rykiel était l’incarnation de la mode ouverte
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La disparition, le 25 aout, de la créatrice parisienne Sonia Rykiel a provoqué une émotion intense sur les réseaux sociaux, émotion assortie d’hommages appuyés non seulement de la part de ses fans, mais aussi de l’ensemble de la communauté mode qui a vu dans ce départ, un symbole.
Sonia Rykiel était une créatrice au talent largement reconnu, une femme jugée admirable et inspirante par ses pairs. C’était également, au delà de son parcours personnel, de sa réussite éclatante et de sa signature puissante, un peu plus qu’une créatrice: un précurseur. Or, un précurseur appartient toujours à une catégorie difficile car on ne peut le résumer simplement à une succession de date, une liste de hits ou à un florilège d’innovations; comme tous les précurseurs, Sonia Rykiel n’incarnait pas que sa propre personne mais également un mouvement historique dont chacun, inconsciemment ou non, a bien senti qu’il s’achevait avec elle.
Dans son essai intitulé « L’empire de l’éphémère », Gilles Lipovetsky distingue deux mouvements essentiels dans l’histoire de la mode. Le premier mouvement s’intitule « la mode de cent ans » : il s’ouvre à la naissance de la haute couture avec Worth au milieu du XIXème siècle et se termine avec l’éclosion du prêt à porter à la fin de la seconde guerre mondiale. Sonia Rykiel appartient au deuxième mouvement. Un mouvement historique que l’essayiste a baptisé : « la mode ouverte ».
La mode ouverte se signale par une révolution démocratique. L’âge d’or de la mode moderne avait pour épicentre durant un siècle la Haute Couture parisienne qui était le seul laboratoire véritable des nouveautés. Un basculement prodigieux se produit pourtant dans les années 50 et 60 : la Haute Couture perd son statut d’avant-garde pour se mettre à reproduire sa propre image de marque « éternelle », elle n’habille plus les femmes du dernier cri. Ce rôle revient tout à coup à ce que J.C Weill nomme à partir de 1949 « le prêt à porter ». Un terme qui qualifie des maisons produisant industriellement des vêtements accessibles à tous, mais néanmoins mode.
L’autre caractéristique de la mode ouverte, c’est son esprit « jeune » et son apologie du « confort ». Si jusqu’à la fin des années 50, le prêt à porter reconduit une logique antérieure, c’est à dire l’imitation assagie des formes initiées par la Haute Couture, on constate que ce même prêt à porter accède en quelque sorte à la vérité de lui-même au début des années 60 en concevant des vêtements davantage tourné vers l’audace, la jeunesse, la nouveauté que vers la perfection ou le nec plus ultra. L’âge du sur-mesure est révolu. Il ne jouit plus d’une « prime de goût ».
Une mode sans diktat
Une nouvelle race de créateur s’impose alors : en 1959, Daniel Hechter lance le style Babette, en 1960, Cacharel réinvente le chemisier pour femme, Marie Quant crée à Londres en 1963 le Ginger Group qui sera à l’origine de la mini-jupe à laquelle Courrèges donna aussitôt son style propre, Michèle Rosier révolutionne le vêtement de sport d’hiver, Emmanuel Kahn, Elie Jacob (Dorothée Bis) font également partie de cette première génération qui fut à l’origine du vêtement d’esprit libre, aux valeurs proprement juvéniles. A la jeune femme des années 20 succède la jeune fille de 15 à 25 ans qui deviendra pour les décennies futures le prototype ultime de la mode. Sonia Rykiel, avec la fondation de sa propre griffe en 1968 ferma le ban de cette première génération qui engendra par la suite une seconde vague de stylistes bientôt apparentés à l’establishment des grands couturiers sous la désignation de « créateurs de mode ».
Cette mode ouverte, affirme Gilles Lipovetsky, a achevé son œuvre qui consistait à être une source d’inspiration libre mais aussi une manifestation élargie de la dynamique démocratique-individualiste. Cette mode ouverte, synonyme de liberté – liberté de choisir son style, liberté de hiérarchiser soi-même ses propres tendances en fonction de ses gouts personnels – rencontre aujourd’hui ses propres limites avec l’avènement, ou plutôt la résurgence du vêtement identitaire, à connotation symbolique, voir religieuse. La liberté (ou non-liberté) de pouvoir choisir sa tenue s’est clairement posée en France cet été avec le débat sur le burkini. On ne sait pas encore où ce nouveau paradigme va nous mener mais une nouvelle phase s’installe.
Sonia Rykiel a incarné avec force et sans faillir tout au long de sa carrière une certaine vision de la séduction, du féminisme, de la liberté. Dans cette vision, le diktat n’avait plus sa place. Le fait que cette mode ouverte, souple et sensuelle qu’elle incarnait soit entrée dans une nouvelle phase historique (dont on ne peut pas encore connaitre les contours, ni apprécier si elle constitue ou non un progrès) nous fait surement ressentir avec une émotion encore plus poignante la disparition de son ultime icône. Les obsèques de la créatrice se tiendront jeudi à Paris. La cérémonie se tiendra à 14h30 au cimetière du Montparnasse.
Crédit photo: Sonia Rykiel DR