Les règles faussement simples de Justin O’Shea
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“Je m’habille de la façon la plus ennuyeuse possible pour ne pas me faire photographier par les hordes devant les défilés”. Ce tweet délicieux de Loic Prigent pourrait être leur mantra. Vous savez, aux acheteurs: cette sphère opaque de l’industrie de la mode qui constitue pourtant la substantifique moelle de la profession. Ils garnissent certes les premiers rangs des défilés, mais toujours loin des célébrités. Ce qui n’est pas pour leur déplaire, attentifs qu’ils sont à vouloir rester dans l’ombre, écartant avec mépris les déguisements des rédactrices accro aux photographies de streetstyle pour mieux se focaliser sur les tenues qui vont réellement incarner quelque chose de constructif, en phase avec leur clientèle, au delà de la simple anecdote spectaculaire ou du sacro-saint « effet de podium ».
Parfois, charisme aidant, l’attention se porte quand même parfois sur l’un d’entre eux, irrésistiblement. C’est le cas de Justin O’Shea qui ne peut s’empêcher d’aimanter les regards des filles et même des rédactrices. Il faut dire que cet australien pur jus, né à Nhulumby (petite bourgade plus connue pour ses mines d’aluminium que pour son effervescence créative), grand gaillard tatoué, barbu, définitivement moulé dans ses immuables costumes trois-pièces griffés Doyle Mueser, a de la gueule et détonne dans le fashion circus. Son métier est quasiment en voie de disparition puisque les multimarques cèdent de plus en plus la place aux flaships des marques ont choisi de développer leur point de vente en propre et ne jurent plus que l’intégration verticale. Malgré tout, il porte haut les couleurs des « détaillants » (mot quasiment devenu obsolète) qui s’échinent à proposer une sélection de labels avec un point de vue.
Justin O’Shea est l’acheteur de Mytheresa.com : obscure petite vitrine internet d’une boutique munichoise il y a encore quelques années (certains surnommaient alors le site « mother theresa »), et aujourd’hui, destination la plus cool du e-commerce mondial. Le parcours de cet australien d’origine modeste est exemplaire : enfant, il porte des cartons avec son père ouvrier (maman est institutrice), puis bourlingue à droite et à gauche jusqu’au jour où il quitte les cartons enfin pour s’intéresser à leurs destinataires. De fil en aiguilles, il devient un pilier de showrooms où son entregent fait merveille au point d’être débauché tout d’abord par Al Ostoura, gros détaillant au Koweït puis par ce couple de munichois (Suzanne et Christophe Bostchen) qui avait ouvert sa boutique de luxe en 1989 et lancé leur site internet en 2006. Nous sommes en 2009. Quelques années plus tard, le site réalise grâce à Justin, plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, jongle avec 170 labels, et attire l’attention de Neiman Marcus qui vient de s’en porter acquéreur pour un montant tenu secret.
Les catégories sont plus importantes que les labels
Justin O’Shea est difficile à décrire car il porte en lui des contradictions à priori irréconciliables : c’est d’abord un fieffé roublard, un peu tête à claques : il n’hésite pas à bluffer, voir à mentir comme il l’avoue lui même avec cette anecdote située au temps de ses débuts chez Mytheresa. Il avait réuni Erdem, Rupert Sanderson, Nicholas Kirkwood, Richard Nicoll et Peter Pilotto pour un dîner à Munich : cinq créateurs londoniens de premier plan qu’il réussit à convaincre de rejoindre Mytheresa en prétendant, à chacun, que tous les autres avaient déjà accepté ; mais c’est aussi une personne profondément humble (il s’attèle à toutes les taches, même celles qui sont apriori les plus ingrates) et dont la modestie est non feinte comme nous le confirme les enseignements qu’il prodigue volontiers à ceux qui lui demandent les recettes pour devenir un bon acheteur.
Premier enseignement, qui est presque une doctrine : pour être un bon acheteur, il ne faut pas se focaliser sur le label mais sur la catégorie de produits. Un exemple parmi de nombreux autres : son premier coup d’éclat chez Mytheresa fut de croire, non pas en Marni mais en une paire de chaussettes signée Marni. Ces chaussettes qui coutaient 95 euros la paire, semblaient être un achat déraisonnable aux fondateurs du site et pourtant leurs succès commercial fut éclatant. D’où une analyse scrupuleuse et séquencée des résultats d’une marque à la fin de la saison : « *De manière superficielle, on pourrait penser qu’un grand nom s’en sort très bien, parce qu’à mi-saison nous avons vendu 60 pour cent de sa production mais un examen plus attentif révèle qu’en fait ce beau résultat provient d’une magnifique paire de chaussures dont tous les exemplaires ont été vendus, alors que le reste était mauvais ». La seule fois où l'acheteur dérogea à cette règle, ce fut pour succomber, en 2010, au style minimaliste de Celine: une exception qui se solda par un échec.
Deuxième enseignement : le refus de la nouveauté pour la nouveauté afin de primo, privilégier les relations à long terme, deuxio travailler à faire grandir les marques. Quitte à délaisser ceux qui ne se sont pas encore trouvés une véritable identité et qui risquent de virer de cap sans prévenir. Ultime conseil : se forger une expérience en boutique. Conseil singulier pour l’acheteur d’un site internet mais forgé au coin du bon sens. « *Pas besoin que ce soit un magasin de vêtements, vendez même des cornets de glace s’il le faut, mais chaque fois que vous rencontrez un consommateur déçu, ou joyeux, cela vous rappelle l’importance de votre métier. »