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Benjamin Simmenauer décrypte le(s) sens de la mode

Par Julia Garel

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Mode|INTERVIEW

Dans le secteur de l’habillement, communiquer l’esprit d’une collection, transmettre aux employés de magasins le récit du dernier drop ou rédiger les notes d’un défilé relèvent d’une certaine routine. Car dans cette industrie créative qu’est la mode, le sens des produits est déterminant dans l’acte d’achat et c’est pourquoi, pour vendre de la mode, il faut avant tout la raconter. Mais comment s’assurer d’être parfaitement compris de tous ? Comment anticiper la réception d’une collection par les consommateurs ? Ces questions rejoignent le travail de Benjamin Simmenauer. Professeur à l’IFM et agrégé de philosophie, il effectue actuellement une thèse intitulée « Le(s) Sens de la Mode ».

Menée à l’Université de Lorraine, sous la direction du philosophe français Roger Pouivet, la thèse de Benjamin Simmenauer relève de la philosophie appliquée et n’a pas pour objectif premier une application commerciale. Toutefois, ses recherches visent à donner aux lecteurs et professionnels du secteur des outils plus fins et plus prédictifs de ce que les individus comprennent d’une collection ou d’une tenue ; outils qui pourraient s’avérer particulièrement pertinents dans une époque aussi riche d’incertitudes et de renouveaux. Un an après le début de son travail de thèse, Benjamin Simmenauer a accepté de nous en dire plus.

Comprendre les principes sémantiques qui guident nos interprétations des tenues vestimentaires

La mode comme langage. Ce postulat s’insère dans nombre d’articles de mode ou papiers scientifiques attachés aux Fashion Studies. Ils s’accompagnent généralement de citations issues du « Système de la Mode », célèbre essai écrit par le sémiologue français Roland Barthes en 1967. L’idée de l’auteur était d’appliquer les outils linguistiques de Ferdinand de Saussure (notamment la distinction du signifié et du signifiant) à d’autres formes d’expressions, comme celle de la mode. « Mais cette approche est techniquement obsolète et les analyses de Barthes concernent les écrits au sujet de la mode (presse et littérature de mode), ils ne prennent pas en compte les vêtements eux-mêmes comme signes », explique Benjamin Simmenauer. De là est née la volonté du chercheur de proposer une mise à jour et des outils plus rigoureux d’analyse du langage appliqué aux vêtements eux-mêmes.

Pour répondre à l’objectif explicatif de la thèse - comprendre les mécanismes sémantiques responsables des interprétations que l’on fait à propos d’une tenue - Benjamin s’inspire de recherches en sémantique formelle . « Une discipline qui cherche à traiter mathématiquement de la signification des expressions d’un langage. Cette discipline qui connaît un grand succès dans le traitement des langues naturelles depuis les années 60 s’est récemment étendue à d’autres domaines (signification de la musique, des images…) », précise-t-il. En partant de ces recherches, Benjamin s’est alors demandé si ces outils théoriques pouvaient être appliqués à la mode. Il étaie son propos d’un exemple : « peut-on prédire ce que quelqu’un va comprendre d’une tenue qu’il n’a encore jamais vue de la même manière que l’on comprend régulièrement des phrases qu’on n’a jamais entendues auparavant ? Ou est-ce que l’interprétation des tenues se fait au cas par cas ? Dans ce cas il n’y a pas de règle et donc la mode n’est pas vraiment un langage ».

Mais avant d’aller plus loin, nous demandons à Benjamin ce que signifie précisément « comprendre une tenue » ? Il donne l’exemple de Marlon Brando dans le film L’Équipée Sauvage, un film qui a donné sa célébrité au perfecto et fait de la silhouette de Brando l’archétype du look « rebelle ». Comprendre une tenue c’est inférer à partir de la façon dont quelqu’un est habillé des traits caractéristiques de son identité, sociale (par exemple le métier ou le statut), émotionnelle (l’humeur), situationnelle (l’activité à laquelle on est en train de se livrer)…

La mode est-elle un langage ?

Face à la question, « pensez-vous que la mode soit un langage ? » le chercheur reste nuancé. « Intuitivement, il y a quelque chose qui semble éloigner la mode du langage. Il n’est pas clair que le sens d’une tenue soit construit comme une certaine composition à partir du sens des différentes parties de cette tenue. C’est à dire qu’on ne voit pas comment attribuer à chacune des pièces portées une contribution spécifique au sens de la tenue entière : quelle est la contribution de la chemise, du pantalon, de la veste, de la cravate…  ». Il poursuit : « C’est une vraie différence avec les langues naturelles, où le sens d’une expression complexe dépend du sens de ses constituants et de sa structure, mais pour une tenue donnée, cela ne semble pas marcher comme ça, comme le montrent des expériences de terrain ». Benjamin précise que certains chercheurs ont formulé des conclusions très négatives, pensant que si la mode n’était pas « compositionnelle » (le sens d’une expression complexe dépend du sens de ses parties), alors cela était le signe que la mode n’était pas un langage, et que son fonctionnement symbolique ne pouvait pas donner lieu à une étude scientifique.

Toutefois, Benjamin semble plus optimiste. Il illustre son doute concernant la mode comme langage en revenant à l’exemple cinématographique de la tenue de Brando. Dans L’Équipée sauvage Marlon Brando portait donc un blouson de cuir noir, un jean, des bottes de moto et un tee-shirt blanc. Durant une scène mythique, un autre personnage du film le qualifie de rebelle, se fondant sur l’observation de sa tenue vestimentaire. Le type du rebelle est alors posé pour la première fois comme le sens de la tenue. Benjamin ajoute : « cela a permis à toute une génération de spectateurs de faire cette identification ». Là où cela devient intéressant est que dans le cinéma américain, même si les rôles de rebelles qui ont suivi celui de Marlon Brando n’étaient pas exactement habillés de la même manière, les spectateurs les identifiaient quand même comme des sortes de rebelles. Cela signifie que malgré les variations de la silhouette, le public était capable d’utiliser les tenues qu’il avait vues auparavant pour projeter sur une tenue inédite une signification donnée. « Ce mécanisme là ne correspond pas aux opérations de composition qu’on trouve dans les langages parlés. Ce sont d’autres “calculs ” qui sont en jeu, et ce que je cherche à faire, c’est de caractériser ces opérations », conclut Benjamin.

Ce travail mathématique peut évoquer le champ des data sciences, nous le questionnons alors sur le sujet. « Il y a effectivement un domaine d’application des techniques de machine learning qui pourrait se révéler pertinent dans ce contexte, répond Benjamin. C’est ce qu’on appelle le traitement automatique des langues (natural language processing). Il s’agit de développer des programmes qui apprennent à interpréter des textes à travers des tâches comme “prédire le prochain mot d’une phrase”, “détecter la tonalité d’un texte”…, etc. (…) On pourrait essayer de développer une approche similaire pour les vêtements, mais c’est une stratégie parmi d’autres pour traiter du problème général de leur signification ».

Il ne reste que deux ans avant que la thèse de Benjamin Simmenauer ne soit terminée puis publiée en anglais. Il ne fait aucun doute qu’elle apportera une voix rigoureusement singulière sur la manière d’appréhender l’objet mode dans le champ des Fashion Studies.

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Crédit : Unsplash

Benjamin Simmenauer
Fashion Studies