Au revoir Maria Luisa!
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De nombreux parisiens exerçant leur métier dans le domaine de la mode éprouvent aujourd’hui une lourde tristesse non feinte assortie d’une émotion bizarre. Ce n’est pas cette tristesse qu’on éprouve lorsqu’on apprend la disparition d’un grand maître admiré et désormais regretté, mais une autre émotion qui touche une partie des sentiments moins exposés et parfois étouffés par la frénésie quotidienne, ces sentiments qui ne se développent que lorsqu’on pense aux personnes qu’on devine irremplaçables parce qu’elles représentent à elles seules le meilleur d’un milieu. Cette personne, c’est Maria Luisa Poumaillou. Ou plutôt Maria Luisa puisqu’ on ne l’appelait que par son prénom, non par snobisme ou par fausse cordialité, mais parce qu’elle incarnait véritablement le pan le plus excitant de la mode.
Etre acheteuse de mode n’est à priori pas un métier très glamour dans le sens où il n’attire jamais l’attention des médias ou du public. Le commerce est toujours moins attirant que le mannequinat ou que la création et cela se comprend bien naturellement. Comment alors, expliquer le rayonnement et l’admiration générale suscitée par celle qui au final ne fut acheteuse que durant 20 années d’une vie tumultueuse? Sans doute pas à cause de sa lumineuse beauté vénézuélienne ni de son irrésistible élégance parisienne, car après tout, les superbes créatures ne manquent pas dans notre Capitale. Une expertise, un esprit aux aguets, des yeux tendres, un regard brillant d’orgueil mais jamais hautain ? Peut-être. Mais en fait, non, c’était autre chose ; outre une combinaison de qualités où le courage et le panache (proche de la bravade) avaient une large part, elle avait aussi du sérieux dans le sentiment : lorsqu’elle vendait les vêtements d’un créateur, elle les lui achetait comptant, accomplissant ainsi un rôle de soutien souvent vital qui n’est plus guère de mise aujourd’hui.
Dénicheuse de talent
Son histoire est connue et a été magnifiquement racontée par Johanna Luyssen dans un superbe portrait publié en décembre dernier par le magazine Libération ; mais il n’est pas inutile de la redire. Enfance plus qu’aisée au Venezuela, une mère issue du grand monde, à l’aisance remarquable, toujours maitresse d’elle même et naturelle, un père mort lorsqu’elle avait quatre ans, un beau-père chef de la Sureté nationale au service du dictateur Marcos Pérez Jiménez. Le coup d’état. L’exil à Paris. Le XVIe arrondissement, l’apprentissage du français, Sciences-Po et l’émerveillement face à l’émergence du prêt-à-porter naissant. Puis le mariage, le retour au Vénézuela, le deuxième mariage, la campagne, deux filles et nous voilà à la fin des années 80.
La légende de Maria Luisa, celle qui restera dans la mémoire des parisiens, débute donc en 1988 avec le lancement d’une boutique multimarques rue Cambon. Ce n’est pas tant l’ouverture de la boutique qui constitue un évènement en soi mais son assortiment puisque au culot, elle se mit à vendre en même temps Helmut Lang, Martine Sitbon, John Galliano, puis Nicolas Ghesquière ou encore Alexander McQueen: bref, la fine fleur de la jeune création de l'époque. Un œil, un goût, une volonté qui feront les délices du Paris Mode jusqu’en 2008.
Entre ces deux dates, la mode a changé. Elle s’est à la fois démocratisée, mais elle s’est aussi concentrée entre les mains de grands groupes qui gèrent le secteur avec une férocité commerciale nouvelle. Maria Luisa n’est plus à son aise face aux nouveaux profils type HEC qui sont désormais ses interlocuteurs. Elle déplace donc avec plaisir son concept store boulevard Haussmann en devenant Fashion Editor, pour le Printemps. C’est là dans cet espace personnalisé que sa passion pour la mode finira de se consumer. De nombreux jeunes créateurs garderont longtemps à leur tendresse le sourire bienveillant de celle qui leur donna leur première chance. Et les autres se souviendront d’un temps où la mode ne vibrait que pour découvrir le talent.