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« Allez faire un tour à l’Hôpital Américain de Paris, vous y trouverez beaucoup de gens du métier »

Par Herve Dewintre

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Culture

Astrid Wendlandt est une journaliste de premier plan. Elle a connu tous les CEO qui ont façonné – et façonne encore - l’industrie de la mode et du luxe. Sa connaissance des coulisses du secteur est encyclopédique. Son talent s’est épanoui à la fois dans la science de la dépêche et l’art de l’enquête (notamment comme chef de la rubrique luxe et mode de l’agence Reuters pendant 10 ans) mais aussi dans le récit. On lui doit notamment deux livres remarquables dans lequel cette parisienne de naissance laisse libre cours à sa passion pour la Russie, et notamment le Grand Nord Sibérien. Ancienne correspondante à Londres et à Moscou pour le Financial Times, elle dirige à présent Miss Tweed, un média et une maison d’édition indépendants dédiés au luxe et à la mode.

Pour son nouvel ouvrage (le troisième), la journaliste franco-canadienne n’explore pas la toundra arctique, ne gravit pas les montagnes de l’Oural. Il s’agit pourtant d’un récit de conquêtes et d’aventures. Ou plutôt d’aventuriers. Le titre indique clairement la couleur. ‘Le luxe à la conquête du monde’ dresse six portraits de capitaines partis à l’abordage d’un monde d’autant plus fascinant qu’il est cousu de contradictions : le luxe. Ces capitaines ne sont pas des couturiers, ni des directeurs artistiques mais des CEO, des patrons, des dirigeants. Astrid Wendlandt a considéré que leur carrière était suffisamment riche d’enseignements pour leur consacrer un livre entier. Il faut bien reconnaitre que personne n’avait eu le temps, l’opportunité (ou l’intrépidité ?) de le faire avant elle de manière aussi complète.

Enquête ? Pas tout à fait. Il s’agit plutôt d’un manuel de survie destiné toutes celles et ceux qui veulent travailler un jour dans ce secteur qui fait tant rêver. Le livre s’articule autour d’une série de trajectoires édifiantes. Celles de trois personnages de légendes qui ont objectivement, chacun à leur manière, métamorphosé - et peut-être même créé - l’industrie du luxe. Ces trois personnages sont Alain-Dominique Perrin « Le conquérant », Jean Louis Dumas « L’artiste » et Yves Carcelle « Le Missionnaire ». Ils ont respectivement bâti les Maisons Cartier, Hermès et Louis Vuitton telles que nous les connaissons désormais. L’évocation de ces trois trajectoires est d’autant plus frappante qu’elle est nourrie de rencontres répétées avec les principaux intéressés, avec leur entourage direct mais aussi avec des personnalités incontournables de la profession. Parmi ces rencontres, figure celle de Karl Lagerfeld. Le regretté couturier assaisonne ainsi le livre de ses assertions tendres et vachardes à la fois.

« Si vous êtes un consommateur né avant 1985, vous ne nous intéressez plus désolé »

A ces trois trajectoires répond en miroir une galerie de portraits. Trois dirigeants d’aujourd’hui. Le premier est Jose Neves ‘le révolutionnaire’ : il a fondé et dirige Farfetch, une réponse européenne à Amazon et a mis la main sur le label Off-White de Virgil Abloh. L’auteur le décrit comme le leader de demain, le Steve Jobs de la mode. Le deuxième est Ralph Toledano ‘le coach’ qui a dirigé Chloé, Karl Lagerfeld, Jean-Paul Gaultier et Nina Ricci. Son flair est célèbre, il a largement influencé la carrière d’Alber Elbaz, de Phoebe Philo, de Guillaume Henry et d’Antony Vaccarello. Il défend fermement, depuis 2014, le statut spécial de Paris en présidant la Fédération de la couture et de la mode tout en dirigeant la maison Victoria Beckham. Le troisième, plus inattendu est Jacques von Polier ‘le cosaque’ qui s'attèle vaillement à la renaissance de Raketa, la plus ancienne manufacture horlogère russe.

Ces trois professionnels encore en activité ont été choisis par la journaliste pour la force de leur courage et leur aptitude à se laisser émouvoir au sein d’une industrie « dominée par les financiers ». Une industrie au sein de laquelle les employés sont devenus « interchangeables », une industrie où le moodboard et le tableau Excel ont remplacé la vision et l’instinct. Car tout en s’appuyant sur des faits très précis et des avis parfaitement autorisés, l’ouvrage se signale également par des opinions personnelles aussi cinglantes que documentées : « Ce ne sont plus les créateurs mais les financiers qui sont aux commandes, indique la journaliste qui considère également que l’industrie de la mode, ne s'intéresse plus qu’aux millenials - « si vous êtes un consommateur né avant 1985, vous ne nous intéressez plus désolé » - et lâche enfin ce cruel : « les créateurs et les stylistes sont devenus jetables. Certains finissent à la casse, victimes d’épuisement, de burnout ou de dépression. Allez faire un tour à l’Hôpital Américain de Paris. Vous y trouverez beaucoup de gens du métier. Finalement, pourquoi se mettent-ils dans cet état ? L’attention n’est plus portée sur les vêtements mais sur les décors et les shows extraordinaires pour lesquels les marques dépensent des millions afin de s’assurer une présence continue dans les médias et les réseaux sociaux. » Un livre formidablement instructif, non dénué d’amertume mais non exempt d’émerveillement, et que résume agréablement cette maxime de l’industriel Henry Ford : « Une société qui ne fait que de l’argent est très pauvre ».

Crédit photo : Editions Miss Tweed

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