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Textile sud-asiatique : la fin d’un avantage comparatif ? Lecture critique de la lettre trimestrielle du Trésor public

La lettre trimestrielle publiée par le Trésor public français dresse un diagnostic étayé : le textile-habillement demeure le cœur industriel et social des économies du Bangladesh, de l’Inde, du Pakistan et du Sri Lanka.

Pilier des exportations, employeur de masse et vecteur central de l’emploi féminin, le secteur a longtemps reposé sur un avantage comparatif simple — une main-d’œuvre abondante et peu coûteuse, au service d’une production standardisée à faible valeur ajoutée.

Or ce modèle montre aujourd’hui ses limites. Sous l’effet combiné du durcissement réglementaire européen, des exigences croissantes en matière environnementale et de la montée en puissance de concurrents asiatiques plus intégrés et technologiquement avancés, la stabilité apparente des parts de marché mondiales masque une réalité plus fragile : celle d’un système productif arrivé à maturité, exposé à une recomposition rapide des chaînes de valeur.

Cette analyse institutionnelle mérite dès lors d’être prolongée — et parfois interrogée — tant la capacité des filières sud-asiatiques à opérer une transition simultanément sociale, environnementale et industrielle apparaît inégale, coûteuse et loin d’être acquise.

Un poids économique incontestable, mais concentré et asymétrique

Les chiffres rappelés par le Trésor confirment la dépendance extrême de certains pays au textile-habillement. Avec 85 % de ses exportations issues du secteur, le Bangladesh présente un profil quasi mono-industriel, sans équivalent parmi les grands pays exportateurs. À titre de comparaison, selon les données de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le textile ne représente qu’environ 20 % des exportations vietnamiennes, malgré un positionnement désormais plus haut de gamme et technologiquement avancé.

Cette concentration sectorielle explique pourquoi le textile joue un rôle de stabilisateur macroéconomique — notamment en devises — mais elle constitue aussi une vulnérabilité structurelle majeure, comme l’ont montré les annulations de commandes massives en 2020. La Banque mondiale souligne que, durant la pandémie, le Bangladesh a enregistré une chute de près de 18 % de ses exportations de vêtements en 2020, révélant la fragilité d’un modèle trop dépendant de quelques donneurs d’ordre occidentaux.

Sur le plan social, le rôle du textile comme levier d’emploi féminin est indéniable. L’Organisation internationale du travail (OIT) confirme que plus de 60 % de la main-d’œuvre textile bangladaise est féminine, un facteur clé de réduction de la pauvreté urbaine. Mais cette dépendance pose aussi un enjeu politique : toute contraction du secteur a un impact immédiat sur la stabilité sociale.

Une compétitivité encore largement fondée sur le coût… à contre-courant des tendances mondiales

L’analyse du Trésor insiste à juste titre sur la persistance d’avantages comparatifs traditionnels : bas salaires, forte intensité de main-d’œuvre, spécialisation dans des produits standardisés. Or, ces leviers sont précisément ceux dont la pertinence s’érode le plus rapidement.

Selon McKinsey (State of Fashion, 2024), l’automatisation et la digitalisation pourraient réduire de 20 à 30 % l’avantage coût lié au travail d’ici 2030 dans le prêt-à-porter standard. Cette tendance favorise mécaniquement les pays capables d’investir dans des infrastructures industrielles avancées et dans la montée en compétence technique — un domaine où le Vietnam et la Chine conservent une longueur d’avance.

La dépendance persistante au coton constitue un autre point de fragilité. Les données de Textile Exchange montrent que les fibres synthétiques et artificielles représentent désormais plus de 65 % de la consommation mondiale de fibres, contre moins de 40 % au début des années 2000. Or, à l’exception partielle de l’Inde, l’Asie du Sud reste faiblement positionnée sur ces segments, limitant sa capacité à capter la croissance future.

Durabilité : avantage comparatif émergent ou contrainte asymétrique ?

Le Trésor met en avant la dynamique des « usines vertes » au Bangladesh, avec 268 sites certifiés LEED, un chiffre confirmé par l’U.S. Green Building Council. Cet effort est réel et place le pays en tête mondiale en nombre de certifications.

Mais cette performance mérite d’être relativisée. D’une part, ces usines représentent une minorité du parc industriel total, estimé à plus de 4 000 unités. D’autre part, comme le souligne l’OCDE, la certification environnementale ne couvre qu’imparfaitement les enjeux de traçabilité amont, de gestion chimique ou de conditions sociales dans les ateliers de sous-traitance indirecte.

Par ailleurs, les nouvelles réglementations européennes — devoir de vigilance, ESPR, passeport numérique des produits — déplacent la responsabilité vers les donneurs d’ordre. Une étude de la Commission européenne (2023) estime que près de 40 % des fournisseurs textiles hors UE pourraient rencontrer des difficultés de conformité aux nouvelles exigences sans investissements significatifs. Cela pose la question de la soutenabilité financière de la transition pour les fournisseurs sud-asiatiques, dont les marges nettes restent souvent inférieures à 5 %.

Chaînes de valeur : la reconfiguration profite-t-elle réellement à l’Asie du Sud ?

Le mouvement de derisking vis-à-vis de la Chine, ou encore le China +2, ont certes bénéficié au Bangladesh et à l’Inde. Toutefois, les flux d’IDE racontent une histoire plus nuancée. Selon la CNUCED, le Vietnam a capté près de deux fois plus d’IDE manufacturiers que l’Inde dans le textile entre 2018 et 2023, en raison d’accords de libre-échange plus complets et d’une logistique plus performante.

Le nearshoring vers la Turquie et l’Europe de l’Est constitue également une concurrence structurelle. D’après Eurostat, le délai moyen d’approvisionnement depuis la Turquie est inférieur de 40 % à celui depuis l’Asie du Sud, un avantage décisif dans un marché de plus en plus orienté vers la réactivité et la réduction des stocks. Enfin, la montée en puissance de l’ultra-fast fashion chinoise, incarnée par Shein, illustre une contradiction majeure : alors que l’Europe renforce ses exigences, les volumes continuent d’augmenter sur des modèles à très forte rotation, mettant sous pression les fournisseurs traditionnels pris entre exigences de conformité et compression des prix.

Un pilier industriel à réinventer, sous contrainte géopolitique

La lettre du Trésor public met justement en lumière le caractère stratégique du textile sud-asiatique pour l’Europe. Mais l’analyse révèle surtout un paradoxe : plus ce secteur est indispensable, plus son modèle actuel apparaît fragile.

La transition vers une industrie plus durable, plus intégrée et plus technologique est inévitable. Toutefois, elle ne sera ni linéaire ni uniforme. Le Bangladesh restera sans doute un champion mondial du volume à bas coût, l’Inde cherchera une montée en gamme progressive, tandis que le Sri Lanka tentera de consolider une niche premium. Face à eux, le Vietnam incarne déjà un modèle plus abouti de diversification et d’intégration.

Pour l’Union européenne et la France, l’enjeu dépasse la seule sécurisation des approvisionnements : il s’agit de ne pas exporter la contrainte réglementaire sans accompagner l’investissement productif, au risque de fragiliser un pilier économique et social majeur. À défaut, la reconfiguration des chaînes de valeur pourrait se faire au détriment de l’Asie du Sud — et accélérer un basculement vers des acteurs moins transparents mais plus agiles.

La trajectoire du textile sud-asiatique est désormais fortement encadrée par des contraintes structurelles, sans pour autant exclure des marges de choix, autour d’un arbitrage central : le rythme et le coût de la transition.


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