Logistique de la mode : le fluvial peut-il rendre l'industrie textile compétitive et éco-responsable ?
Face à l’urgence climatique et à la pression réglementaire croissante, les marques de mode et de textile n’ont plus d’autre choix que de réinventer leur chaîne d’approvisionnement.
Le salon Riverdating, qui s’est tenu à Lyon cette semaine, a mis en lumière le rôle stratégique du transport fluvial. Annoncé comme moins polluant que la route, le transport par voie d’eau est présenté comme une solution pour concilier les impératifs de l’e-commerce et l’objectif de neutralité carbone.
Une logistique verte : une double urgence — image de marque et bilan carbone
L’impact environnemental de la mode ne s’arrête pas à la production. Le transport, en particulier les trajets entre ports européens et centres de distribution, puis la livraison du « dernier kilomètre », pèse lourd dans le bilan carbone global du secteur. Avec l’explosion des volumes liés à l’e-commerce et à l’ultra-fast fashion, ce volet logistique devient central. Les consommateurs — notamment les jeunes générations — attendent désormais de la transparence sur l’ensemble du cycle de vie des produits. Dans ce contexte, l’intégration de la décarbonation dans la stratégie logistique devient un enjeu de crédibilité autant qu’un levier de compétitivité pour les marques.
Le fluvial : report modal et levier de compétitivité sous-exploité
Le transport fluvial (voie d’eau intérieure, Inland Waterways Transport ou IWT) est l’un des modes de fret les plus efficients en Europe. Selon un rapport cité par Trans.INFO, le trafic fluvial émet autour de 33 grammes de CO2 par tonne-kilomètre. La tonne-kilomètre est l'unité de mesure du travail de transport, représentant le déplacement d'une tonne de marchandise sur une distance d'un kilomètre — un ratio nettement inférieur à celui du transport routier.
De plus, les analyses, notamment celles relayées par Mobility and Transport, indiquent que le fluvial consomme près de 17 % de l’énergie utilisée par la route, et environ 50 % de celle du rail, pour la même quantité de marchandises transportées. En résumé, pour une même quantité de fret sur une distance comparable, le fluvial peut offrir une réduction allant de 2 à 4 fois des émissions de CO2 par rapport à un transport routier.
Malgré ces avantages décisifs, le report modal vers le fluvial reste très marginal dans l’Union européenne. Selon les données de la Commission Européenne, en 2023, ce mode ne représentait que 1,6 % du transport de fret total (en tonne-kilomètres), contre 25,3 % pour la route. En 2023, la performance totale du fret fluvial dans l’UE s’élevait à environ 116 milliards de tonne-kilomètres.
Un point fondamental est la nature des marchandises transportées : la majorité est constituée de matières premières (minerais, produits pétroliers) et très peu de biens manufacturés ou de produits finis comme les vêtements et les accessoires. Cette infrastructure est donc principalement dédiée aux flux industriels, ce qui complique son adaptation aux flux « mode & retail », plus fragmentés et exigeants en termes de rapidité et de flexibilité.
L'impact environnemental complet du fluvial
S'il est un champion des faibles émissions de CO2, le transport fluvial, qui opère sur les rivières et les canaux intérieurs (et non sur les fonds marins), n'est pas sans impact.
Avantages par rapport à la route
Au-delà du carbone, l'avantage environnemental du fluvial serait avéré sur plusieurs polluants locaux :
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Oxydes d’azote : Les émissions d’oxydes d’azote (responsables du smog et des pluies acides) sont également plus faibles par tonne-kilomètre pour le fluvial que pour le transport routier, selon l'ADEME.
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Particules fines : Le fluvial contribue de manière négligeable à la pollution par les particules fines, qui est un problème majeur en milieu urbain et près des axes routiers.
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Encombrement : Chaque barge fluviale permet d'éviter l'équivalent de plusieurs dizaines de camions sur les routes, réduisant ainsi la congestion et les émissions indirectes.
Impact sur les écosystèmes fluviaux
Le principal défi environnemental du transport fluvial réside dans son interaction directe avec les écosystèmes aquatiques et riverains :
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Érosion des berges : Le sillage et les vagues créés par le passage des navires provoquent une érosion des berges, pouvant déstructurer les habitats naturels des espèces aquatiques et riveraines.
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Nuisances sonores : Le bruit des moteurs peut perturber la faune, et l'activité des ports et des écluses génère des nuisances pour les riverains.
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Risque de pollution de l'eau : Bien que les accidents soient rares et la réglementation stricte (notamment pour le transport de matières dangereuses), tout déversement accidentel d'hydrocarbures ou d'autres produits polluants a un impact direct et immédiat sur la qualité de l'eau et la biodiversité du fleuve.
Pour conserver son avantage écologique, le secteur fluvial investit massivement dans la modernisation de ses flottes (électrification, carburants alternatifs, moteurs Euro VI adaptés) afin de réduire les émissions de polluants atmosphériques et les nuisances sonores.
Ce que cela implique pour le secteur de la mode
Opportunités de décarbonation et d’efficacité
Pour la mode, les bénéfices potentiels sont considérables. Remplacer des flux routiers importants (notamment les importations de conteneurs entre les grands ports et les entrepôts) par des barges fluviales permettrait un gain CO2 significatif. Le fluvial est idéal pour la massification des volumes et les envois réguliers, ce qui correspond aux flux de produits finis transportés en gros lots. De plus, il offre un potentiel de mutualisation : pour les petites et moyennes marques, le fait de partager des barges fluviales peut réduire les coûts et rendre le système économiquement attractif sur le long terme.
Les défis opérationnels et limites structurelles
Toutefois, le secteur doit anticiper plusieurs défis. Le fluvial reste marginal dans la répartition modale actuelle ; un basculement à grande échelle nécessiterait d’importants investissements, une adaptation de la logistique, des infrastructures, et une coordination accrue entre tous les acteurs. De plus, ce mode est peu adapté aux flux fragmentés, irréguliers, ou nécessitant rapidité et « just-in-time » (comme c’est souvent le cas dans l’e-commerce et la gestion des retours).
Le transport fluvial ne règle par ailleurs qu’une partie du trajet (port vers entrepôt) : il faudra toujours optimiser le dernier kilomètre (camion, rail, distribution locale) pour livrer le consommateur final, ce qui réduit le gain carbone total si l’intermodalité n’est pas optimisée.
Une stratégie logistique mode repensée — vers un modèle multimodal
Pour qu’une marque de mode tire le meilleur parti du fluvial, l’idéal est de bâtir un modèle véritablement multimodal combinant différents modes selon le segment du trajet :
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Import maritime : conteneurs déchargés dans un port (Anvers, Rotterdam, Le Havre…).
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Tronçon principal : Port vers entrepôts régionaux via fluvial, en barges ou conteneurs adaptés.
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Dernier kilomètre : distribution régionale par camions propres ou modes "verts" vers les boutiques ou les clients finaux.
En adoptant ce mix — « mer + fluvial + route/rail » — la logistique de la mode peut devenir plus sobre en carbone et plus résiliente. Pour les PME ou les marques moyennes, la mutualisation des flux pourrait rendre cette transition possible et rentable.
Un contexte européen favorable … mais un chemin encore long
Le réseau fluvial européen — plus de 37 000 kilomètres de voies navigables — offre un maillage conséquent reliant de nombreuses zones industrielles et régionales. Les institutions européennes encouragent d’ailleurs son développement, notamment via des politiques comme le NAIADES III. Toutefois, malgré un léger rebond en 2024 (selon la Commission Européenne, + 4,5 % du fret fluvial en tonne-kilomètres par rapport à 2023), la part modale reste très faible (1,6 %). Cela montre que si le potentiel est bien là, il faudra des efforts significatifs pour que le fluvial devienne une option de masse pour le secteur de la mode.
Le fluvial — un atout, mais dans un mix repensé
Le transport fluvial n'est pas une « solution miracle » capable à lui seul de décarboner toute la chaîne logistique du secteur mode. Il représente cependant un outil, un levier efficace pour les segments à volume élevé et flux réguliers, permettant des réductions significatives de CO2 par tonne-kilomètre et des économies d’énergie potentiellement substantielles.
Pour les marques, investir dans une logistique multimodale, accompagnée d’une rationalisation et d’une mutualisation des flux, peut offrir le compromis crédible entre exigences environnementales, contraintes économiques et attentes des consommateurs en matière de durabilité.
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