Repenser la désirabilité : les marques de luxe face au déclin du it-bag
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D’ici deux ans, les achats de sacs de luxe vont diminuer de 13,69 %. Ce chiffre, révélé par une récente étude du groupe The Independents, met en lumière un changement radical : alors que jusqu'à présent, on attribuait à ce chic accessoire le pouvoir de conférer un certain statut, dorénavant celui-ci n'est plus uniquement représenté par un objet ou un prix, mais par des connaissances. Allons-nous vers des valeurs moins matérialistes ? Pas tout à fait.
Ces dernières années, à de multiples reprises, la presse a pointé du doigt les hausses importantes des prix des sacs à main griffés. Ainsi, entre 2019 et 2024, le prix du Galleria Saffiano de Prada a augmenté de 111%, celui du Speedy 30 de Louis Vuitton de 100%, celui du GG Marmont de Gucci de 75%, et celui du 2.55 de Chanel (version large) de 91% (source BoF).
Ces augmentations colossales ont, en partie, généré la saturation ressentie aujourd'hui par les consommateurs à l'égard des sacs de luxe. Mais elles ne sont pas les seules fautives. La profusion de modèles inonde le marché et donne le sentiment d'être submergé par un trop large choix – sans parler de la multiplication des dupes qui entraîne la dilution des marques (concept juridique qui protège la qualité distinctive et la réputation d'une griffe). Surabondance et prix trop élevés poussent alors les consommateurs à privilégier l’achat d’expériences culturellement riches (ou d'artefacts) à celui de sacs de luxe. C’est ce qu'annoncent les experts de The Independents dans le rapport titré Luxury's Great Reset, publié fin 2024.
« L’intérêt pour les vêtements et les sacs de créateurs devrait diminuer d’ici 2027, au profit de l’art, des montres et des bijoux, ainsi que des expériences sur mesure que l’on trouve dans l’hôtellerie », peut-on lire dans l’étude réalisée par l’agence créative.
Et ce désintérêt se fait déjà sentir. Côté chiffres, on remarque que les ventes des articles de maroquinerie de plusieurs grands noms du luxe sont à la peine. Au troisième trimestre 2024, la catégorie Mode & Maroquinerie du géant LVMH a accusé une baisse de ses ventes : 9 151 millions d’euros, contre 10 281 millions d’euros au second trimestre 2024 et 10 490 millions d’euros au premier. Son concurrent Kering a, lui aussi, annoncé dans son rapport semestriel de 2024 que les catégories Chaussures et Maroquinerie de ses maisons secondaires (Alexander McQueen, Balenciaga...) ont « souffert de la modération de la demande de la clientèle au pouvoir d'achat le plus limité dans certains marchés. » Ces catégories représentent 17 % du chiffre d’affaires rapporté par ce groupe de marques contre 18 % dans le rapport semestriel de 2023 et 20 % dans celui-ci de 2022. Il faut néanmoins préciser ici que ces reculs accompagnent généralement une baisse générale des résultats d'une marque. The Independents ne prévoit d'ailleurs pas seulement le déclin des sacs de luxe mais également celui de l’habillement du luxe.
En novembre 2024, Altagamma, fondation pour la promotion de l'excellence italienne, notait elle aussi un ralentissement de la catégorie Maroquinerie (ainsi que celles des Montres et des Chaussures). Selon la fondation, les consommateurs sont de plus en plus sélectifs dans leurs achats.
Solutions : entre baisses des prix et lancements de nouveaux produits
Mais pour l’instant, les sacs griffés maintiennent leur désirabilité à coup de campagnes cinq étoiles, de collaborations avec stars et influenceurs et grâce à la revalorisation de leurs versions passées permise par l’explosion du marché de la seconde main et du vintage. De toute façon, pour remédier aux baisses du chiffre d’affaires, les groupes ne peuvent faire l’impasse sur une catégorie qui, depuis longtemps, génère en grande partie leur croissance. En 2024, LVMH indiquait ainsi la sortie de nombreuses nouveautés en matière de maroquinerie. Il en va de même pour Saint Laurent et Gucci. Mais la création de nouveaux modèles de sacs n’est bien sûr pas l’unique solution.
Dans un geste qui les rapproche (un peu) des marques contemporaines, dont les lignes de sacs à main plus accessibles (moins de 1 000 dollars) rencontrent un franc succès, plusieurs maisons de luxe ont décidé de baisser leurs prix.
C'est le cas de Saint Laurent, marque du groupe Kering, ainsi que de la griffe anglaise Mulberry. Celle-ci a révélé en novembre 2024 au média Bloomberg vouloir réduire le tarifs de ses sacs à main à moins de 1 100 livres sterling pour stimuler les ventes.
Louis Vuitton a eu recours à la même stratégie d'ajustement de prix, bien que celui-ci se soit fait dans les deux sens. Selon l’agence de presse Yonhap, la marque phare de LVMH a, en Corée du Sud, augmenté les prix de certains de ses articles et diminué ceux d’autres produits. Par exemple, le sac à main Capucines MM a vu son prix baisser de 10,55 millions de wons à 10,1 millions (7 016 euros) et le Capucines Mini, qui coûtait 8,78 millions, vaut maintenant 8,39 millions. L’agence de presse ne manque pas de rappeler que cette légère diminution fait suite à une augmentation de 7 à 8% en juin 2023.
Toutefois, ces réductions pourraient affecter l’image ainsi que la valeur de la marque et celle de ses produits. Ce choix est donc loin d’être partagé par l’ensemble de l’industrie. D’autant plus que les consommateurs ne boudent pas les sacs à main de toutes les griffes de luxe.
« Méga-artisanal »
La maison française Hermès, l’une des seules marques de luxe à maintenir une solide croissance, bénéficie toujours et encore du succès de plusieurs de ses modèles iconiques, dont les sacs Birkin. Initialement vendu autour de 2 000 dollars (1 942 euros), son prix a augmenté au fil des années avec, généralement, une hausse de 4 à 5 %, selon Sotheby’s. Mais ces dernières années, la maison de vente aux enchères a remarqué une augmentation plus importante des prix de certains sacs emblématiques de la marque : près de 8 % aux États-Unis en 2024 et 9 % en Europe en 2023. Chez Hermès, ces hausses ne découragent pas les acheteurs, bien au contraire.
Dans le contexte d’un déclin des sacs de luxe, Hermès fait figure d’exception. Ce succès s’explique par un attachement à un savoir-faire intemporel et à l'exclusivité qui en découle. La hausse continue des prix rend le produit attractif sur le marché de la seconde main car il contribue à en faire un investissement sûr (le Birkin 30 en cuir du Togo d’occasion se vend 2,2 à 2,4 fois plus cher que le prix du marché primaire, d’après l’étude citée plus haut).
Pour The Independents, en faisant de ses produits des pièces historiques et des investissements sûrs, Hermès s'est positionnée à l'intersection de l'héritage artistique et de la prudence financière. Elle ne propose plus des accessoires de luxe, mais des pièces de collection capables d'intéresser un client récemment passé du statut de consommateur à celui d’investisseur, voire de collectionneur (selon The Independent, l'art et la photographie devraient connaître une croissance de 9,48 % entre 2024 et 2027).
Bottega Veneta, maison du groupe Kering, est, elle aussi, une exception. Au troisième trimestre 2024, le groupe a constaté dans son rapport que la performance de la griffe continuait « d’être portée par le succès remarquable de son offre de maroquinerie ». En 2024, elle représentait ainsi 79 % de son chiffre d’affaires.
À l’instar de la griffe Hermès, les sacs de la maison italienne doivent notamment leur succès à la promotion d'un savoir-faire. En 2023, Bottega Veneta signait le film « Craft in Motion » qui explore le passé et le présent de la maison en démontrant son artisanat et sa créativité. Sous la direction de son ex-directeur artistique Matthieu Blazy (aujourd’hui chez Chanel), la marque a remis en lumière son cuir iconique, l’Intrecciato, et amené l’artisanat vers de nouveaux territoires. « Lorsque nous nous sommes assis avec l’équipe, j’ai dit : "Faisons quelque chose de méga-artisanal qui soit aussi extrêmement réel” », avait déclaré le créateur au magazine Vogue.
Dans le paysage hyper-concurrentiel de la maroquinerie de luxe, seules les marques au savoir-faire remarquable, et qui savent le revendiquer, tirent leur épingle du jeu. Pour les autres, l’exploration de l’économie de l’expérience est un pari gagnant.
L’économie de l’expérience
L’étude de The Independent montre que la demande des consommateurs en matière d'expérience reste insatiable. Les experts indiquent qu’en moyenne « le désir de dépenser pour des vacances et des hôtels a connu une augmentation prévisionnelle de 14,19 % en huit ans, tandis que la « gastronomie » a connu une croissance de 11,81 % en huit ans au cours de la même période. » Ces résultats correspondent à un engouement puissant et général du marché pour des activités enrichissantes sur le plan culturel et des expériences partagées.
« Les clients se lassent des produits et s'intéressent de plus en plus à des catégories plus exclusives telles que les beaux-arts, ou à des expériences telles que les voyages ou la gastronomie », note Elisabetta Tangorra, Chief Brand Officer de l’agence Karla Otto, et contributrice de l’étude. Bien sûr, nous voulons tous continuer à participer au jeu de la mode, mais seulement lorsque les produits ont une véritable signification. »
Ainsi, après son investissement massif dans les Jeux Olympiques de Paris, le groupe LVMH a réalisé fin 2024 une acquisition stratégique dans l'immobilier de prestige sur la Côte d'Azur (une villa historique de 12 chambres à Cannes pour 46,5 millions d'euros, selon Bloomberg) et a pris une participation minoritaire dans Les Domaines de Fontenille (hôtels de luxe).
Mais le mieux est encore d’allier l’expérience culturelle aux sacs à main et autres articles de luxe. C’est ce que vise la maison Gucci, en perte de vitesse depuis quelques années et dont la maroquinerie représentait 50% de son chiffre d'affaires en 2024. En janvier 2025, la griffe a dévoilé un nouveau concept immersif de vitrine intégrant ses archives et baptisé Endless Narratives, qu’elle présente comme « un voyage au cœur d’un kaléidoscope culturel, où livres, artefacts et trésors convergent à travers le temps, du passé au présent et vers le futur. »
Autre projet de Gucci contribuant à (r)établir son lien avec la culture : les ouvrages Gucci Prospettive, dans lesquels le directeur de la création Sabato De Sarno « poursuit le dialogue entre l’art et la mode. » Le troisième volume, publié en septembre 2024 « met en lumière la contribution historique des femmes dans l'art et la culture italiens, en soulignant les pratiques qui résonnent avec celles qui inspirent la collection Gucci Printemps-Été 2025, telles que les surfaces de Dadamaino, les répétitions de couleurs de Carla Accardi et les interventions en deux dimensions de Matilde Cassani. » Les livres Prospettive, vendus 50 euros, sont là pour valoriser les créations de la maison mais également pour créer un lien culturel avec le consommateur en lui fournissant des connaissances et les clés de compréhension de sa collection.
Comme l’explique The Independents dans son étude : « La consommation de luxe est de plus en plus motivée par la culture, où le luxe n'est pas seulement un signe de statut, mais aussi un point d'entrée dans une communauté significative. » Les expositions dédiées et financées par les mastodontes du luxe devraient, plus que jamais, jouer un rôle immense et se voir multiplier au sein des musées du monde entier ou directement en magasin comme ce fut le cas avec Gucci et le projet intitulé « Bamboo 1947: Then and Now », une exposition organisée dans le flagship, à Tokyo, et dédiée à son sac Bamboo 1947.
Le paysage actuel des sacs de luxe
Depuis plusieurs années déjà, les grandes marques du luxe ne proposent finalement qu’assez peu de sacs au design totalement nouveau (hormis des moments d'exception comme Bottega Veneta sous la direction de Matthieu Blazy). Les équipes se concentrent plutôt sur des modèles iconiques qui, commercialement, ont fait leur preuve. Elles les revisitent via des collaborations ou en twistant leurs détails, leurs proportions, leurs matières ou leurs motifs, renforçant par des campagnes léchées l’aura des modèles dont l’histoire assure la valeur. On pense par exemple au sac Baguette de Fendi, au Lady Dior, au 1969 de Paco Rabanne, au Jackie de Gucci ou au 2.55 de Chanel.
Néanmoins, de nouveaux modèles s’ajoutent régulièrement aux répertoires des marques. Parmi eux, citons le sac Teckel d’Alaïa, créé pour la collection WS24 (2 100 euros en version médium), le sac Sardine Bottega Veneta, présenté lors du défilé AH 2022 (3 700 euros), le D-Journey de Dior, dévoilé lors du défilé prêt-à-porter SS 2025 (3 900 euros en version médium), le Squeeze de Loewe, issu du défilé FW23 (4 000 euros en version médium), ou le sac Voyou de Givenchy, présenté lors du show PE 2023 (2 050 euros en version médium). Chaque fois, la presse joue le même scénario : la pièce est vue au bras de célébrités et annoncée comme LE nouveau it-bag.
On peut toutefois s’interroger sur la notion même de it-bag. A-t-elle toujours du sens lorsqu’elle est répétée à l’infini pour qualifier chaque lancement de sac ? Les acheteurs ne sont plus dupes et l’influence du « nouveau it-bag » en vogue n’a pas la même puissance qu’autrefois tant la multiplication des tendances est devenue lassante à l’oreille d’un consommateur désormais enclin à investir, voire à « placer » son argent, dans des pièces sûres. D’autre part, l’accès simplifié aux archives des maisons via les plateformes de revente comme Vestiaire Collective et Vinted a largement contribué à remettre en question la nécessité d’acheter du neuf, puisque des pièces vintage ont à présent acquis une grande valeur.
C’est à présent le frisson d’un sac vintage dénichée sur un marché aux puces, une plateforme ou décrochée dans une vente aux enchères, qui fait vibrer l’acheteur. Parce que ce sac appartient à l’histoire, parce qu’il est rare, et parce que le porter c’est aussi afficher ses connaissances pointues en matière de culture mode.
- Plusieurs maisons de luxe, dont Saint Laurent, ont baissé le prix de vente de leurs sacs à main.
- Pour faire remonter leurs résultats financiers et maintenir la désirabilité, les griffes misent plus que jamais sur une communication autour de l'artisanat et de l'exclusivité.
- L'économie de l'expérience prend de l'importance, les consommateurs privilégiant des expériences culturelles et des investissements sûrs plutôt que des achats impulsifs de sacs de luxe.